Sans feu ni lieu
Sans feu ni lieu (extrait)
Par Régis Durand, 2003
Catalogue de l'exposition Pale Fire, Édition du Centre National de la Photographie, 2003
[...] Du travail de Pascal Poulain et d'Aurélien Froment, je connaissais peu de chose. Chez Pascal Poulain, toutefois, la volonté de passer à une autre dimension prenait d'abord une forme littérale, puisqu'il s'agissait de faire d'une image photographique "autre chose", un "objet en 3 dimensions, par un changement brutal d'échelle, et le transfert de l'image sur des supports différents. Mais l'"autre dimension" avait un caractère troublant : elle restait "maigre", paradoxale, à peine l'épaisseur d'une plaque de forex dans laquelle l'image était maintenant tracée ou découpée, encore image mais déjà architecture, proposition d'espace construit.Tout cela avec un détachement apparent, une élégance à la fois ironique et anxieuse, pour nous inviter à partager l'évidence : YES. C'est aussi simple que cela, se disait-on, une sorte de witz visuel: un changement d'échelle, de technique et de support, et voilà que l'image déborde, gagne sur l'espace environnant, le nôtre, qu'elle perturbe. Derrière le jeu, la tension est très forte, autour des enjeux politiques et territoriaux qui sont ceux de l'image aujourd'hui, sa crue irrésistible, et sa déliquescence aussi. Enjeux artistiques aussi, bien sûr, dans ce renvoi narquois à l'évidence minimaliste. "What you see...". Mais que voit-on au juste, et d'où le voit-on ? Existe-t-il même encore aujourd'hui un point de vue, ce que Gombrich appelait "la place regardée des choses" ?
Tout cela désignerait en creux une double utopie : celle d'une image en apparence "habitable", repérable et signifiante, mais pleine de surprises et de méprises ; et celle d'une image sans foi ni loi (ni lieu), hormis les siennes propres, et qui tend à inventer son propre espace. Utopies sans affects, localisées, sans métastases visibles pour le moment.
Aurélien Froment a-t-il pensé rencontrer cette chose impossible : une utopie réalisée ? Ou plutôt, puisque c'est un non-sens, en cours de réalisation (interminable) ? De ce qu'il a vu et filmé à Arcosanti, il a ramené toutes les questions qu'une telle expérience rend manifestes : qu'est-ce qui est terminable et qu'est-ce qui ne l'est pas ? Qu'est-ce que terminer (un travail, une analyse) ? Que peut-on montrer d'une utopie, quel est son site véritable (elle n'est même pas censée en avoir un) ? Peut-on parler de ce qui se construit en son nom, de ce qui se dit ou s'écrit en son nom? Qu'est-ce qu'il en reste (y-a-t-il du reste) ? Que fait-on des images amassées ? Comment les montre-t-on ? Comment les monte-t-on, et avec quelles autres images ?
C'est ainsi que je pense pouvoir rendre compte sommairement de ce qui a été en amont de l'exposition Pale Fire. Le reste appartient aux artistes, comme ce titre d'ailleurs, apparu parmi d'autres combinaisons, en déplaçant chaque jour les lettres de l'enseigne d'une pharmacie, découvertes dans la cave de Moly Sabata, déposées sur la pelouse, et devenues les pièces d'une jeu de scrabble géant. Chacun a évidemment pensé à l'admirable roman de Nabokov. J'ai simplement évoqué, privilège du souvenir, l'exposition du même titre, mais au pluriel, Feux Pâles donc, présentées au CAPC de Bordeaux de décembre 1990 à mars 1991, avec, selon la formule consacrée, "le concours de l'agence Les ready-made appartiennent à tout le monde".