Vir Andres Hera
Updated — 01/06/2024

Texts

Une composition dans les ruines

Par Ziphozenkosi Dayile
In Le Daftar, Chinampa Éditions, 2023

Le Daftar est composé de façon dynamique avec les éléments stylistiques du cinéma et de l'installation vidéo que Vir Andres Hera utilise. Avec ce projet, l'artiste s'éloigne d'un scénario narratif pour permettre aux spectateur·ices de découvrir des détails sur ses quatre protagonistes et leur histoire à travers les divers indices signalés par le mouvement, la couleur, le geste et la manière dont iels s'engagent dans les aspects vécus/incarnés des géographies et de l'architecture. Hera met en place une esthétique de cinéma lent, qui offre la possibilité de considérer d'autres éléments et subtilités dans un cadre. Comme dans ses projets précédents, ses personnages sont consciencieusement choisis non pas comme des interprètes ou des joueurs mais comme des collaborateurs souverains, il semble qu'ils aient le pouvoir de dicter leurs propres mouvements, de créer et de réimaginer le scénario et, par conséquent, leurs mouvements de type jazz - en partie improvisés et en partie inscrits : leur proximité avec le sujet dont il est question permet aux images d'aller au-delà de leur existence matérielle.

Pour comprendre pleinement le sens des images, il faut s'exercer à des pratiques contemplatives. L'installation ne consiste pas seulement à déchiffrer des symboles ni à chercher un "message" intégré dans la réapparition de la lente violence qui se déchaîne sur les corps des quatre protagonistes au fil du temps. Le Daftar pointe du doigt les personnages et les sites et démontre les relations entre le lieu, le savoir et le pouvoir et nous demande d'être présent·e·s, d'écouter, d'apporter notre compassion alors que nous sommes assis·e·s et que nous regardons nos personnages faire leur travail.

L'installation est divisée en six chapitres composés de plusieurs écrans et scènes reliés par un lieu ou une atmosphère. Les protagonistes se déplacent dans des mouvements coordonnés et arbitraires dans ces espaces, démontrant la tension entre leurs processus de pensée internes et ces structures coloniales qu'ils traversent. Tout au long du film, plusieurs voix racontent les scènes de manière interchangeable en anglais, en français, en espagnol et en nouchi, la langue créole française de Côte d'Ivoire. Leur rôle est celui d'un compagnon dont la présence est là pour offrir des conseils de navigation dans chaque scène. Ce geste n'enlève en rien l'urgence des spectateur·ices de déchiffrer elleux-mêmes ce qu'iels voient et ressentent.

Qu'il s'agisse de moments improvisés ou prémédités, le film en compte quelques-uns puissants, qui peuvent vous mettre à nu, comme dans Bulldog. Non. Macdo. Non. Hamburguer. Non., lorsque nous rencontrons nos personnages au bord de la mer lors d’une journée morose :
Daniel attire particulièrement mon attention lorsqu'elle se déplace le long du rivage. Son langage corporel fermé donne l'impression d'être pris au dépourvu par un sentiment de chagrin malvenu, ou peut-être d'être en état de deuil public - un geste de compassion qui va au-delà des proches ou de celleux qui sont liés par un événement tragique, par une histoire partagée qui résonne avec le concept de vie noire (Black life). Daniel jette quelques coups d'œil à la mer, évitant presque tout contact visuel direct avec elle, comme si, en lui accordant de la considération, elle pouvait à son tour fournir des indices qui lui rappelleraient des souvenirs enfouis qu'elle préférerait oublier. Mais la brise marine piquante et l'odeur musquée la ramènent en arrière, la forçant à reconnaître sa présence, ce à quoi elle répond par quelques hochements de tête.

Un deuxième personnage, Léonce, marche à côté de Daniel sur le rivage, il a un engagement différent. Il saute énergiquement dans l'eau et hors de l'eau, dansant comme pour éviter d'être frappé par les ondulations. Il s'engage dans l'eau à la manière d'un enfant qui n'a qu'un accès limité à la mer, mais qui a de bons souvenirs de ses rares visites avec la famille, qui semblent toujours trop brèves pour qu'il soit vraiment à l'aise dans l'eau, au point de se débarrasser complètement de la peur de sa substance. La chemise jaune vif indique peut-être son état d'esprit émotionnel, Léonce est ici à la rencontre de lui-même contrairement à Daniel, dont le souhait est de se vider.

Les deux autres protagonistes, Ife et Fabienne, marchent également côte à côte et semblent refléter l'état émotionnel de Daniel et Léonce, mais leurs gestes sont beaucoup plus subtils. Au fur et à mesure qu'iels marchent, la gêne s'estompe et ils commencent à converser. Iels finissent par ne faire plus qu'un en marchant en ligne droite, bras dessus, bras dessous. C'est pendant ce moment où ils sont attachés les un·e·s aux autres que l'on a un aperçu des contextes historiques et des héritages de la mer. L'image des cargaisons humaines enchaînées ensemble dans les compartiments inférieurs des navires négriers ne peut être effacée. Il en va de même pour les récits des réfugiés et des migrants qui, à chaque fois qu'ils traversent la Méditerranée pour se rendre sur les terres de leur ancien·ne·s colonisateur·ices à la recherche d'une vie meilleure, sont témoins de leur mort, alors que leur pays d'origine continue d'être asséché par les assauts et les pillages perpétuels qui maintiennent l'Europe à flot.

Le Daftar place la conquête coloniale comme étant la source de la condition nerveuse des personnages. Dans Water, du poète et dramaturge sud-africain Koleka Putuma, il parle de la mer comme ayant une mémoire :

[Chaque] fois que notre peau est immergée
C'est comme si les roseaux se souvenaient qu'ils étaient autrefois des chaînes.
Et l'eau, agitée, aimerait pouvoir vomir tous les esclaves et les bateaux sur le rivage.
Entiers comme ils ont embarqué, navigué et coulé.
Ce sont leurs larmes qui ont rendu l'océan salé,
C'est pourquoi nos iris brûlent chaque fois que nous plongeons.

Cette métaphore pourrait expliquer la réticence de Daniel à s'engager dans la mer Méditerranée colonisée par crainte de revivre les symptômes du traumatisme ou d'être la cause de l'angoisse de la mer.

Un autre moment scintillant a lieu sur les terres fermes dans Kété-Kété. Deux des protagonistes se déplacent dans ce qui ressemble aux restes d'un bunker de la milice française. Les personnages sont soit en train de se préparer à un combat, soit de mettre en scène une bataille. Un tissu rouge sur le sol, sous le corps d'un des personnages, indique une blessure. Le bras du personnage est levé à la verticale ; il tient une pierre blanche à la main, ces deux gestes indiquant qu'il souhaite se rendre. Sa demande semble avoir été acceptée car il se déplace dans les bunkers presque librement avec la pierre blanche maintenant sur sa tête. Avant même de s'en rendre compte, une arme [caméra] est pointée directement sur le personnage à travers un trou. Nous ressentons alors l'effet de cet acte lorsque le personnage s'effondre au ralenti, comme s'il était touché par une balle. Cette scène met en évidence la douleur infinie et la violence insensée qui frappent quotidiennement des personnes dont la seule défense est de lever les mains.

Bien que l'on assiste soudain à une explosion d'émotions qui nous laissent désemparés, Le Daftar n'est pas que violence et morosité. Nous assistons également à des moments de tendresse entre nos personnages qui se retrouvent autour de la musique, des rires, de l'amitié, de la communauté et de l'amour, loin des reliques et du regard colonial. Ces actes semblent affirmatifs et puisent dans des moments et des lieux exaltants, ces moments laissent entrevoir la possibilité d'une nouvelle vie : Le re-enactment par Daniel d'une chanson folklorique latino-américaine, Cancion de las simples cosas, ou les mouvements diaphanes de Fabienne lorsqu'elle tresse des fleurs dans ses cheveux, ou lorsqu'elle passe du sable dans les mains d'Ife, nous rappellent le caractère éphémère de la vie. Finalement, deux moments pourraient être au cœur de la vision de l'étrange et du mystère de Le Daftar : l'apparition de deux chiennes dans Kété-Kété, qui nous rappellent les mythologies égyptienne et aztèque et leurs divinités mi-humaines mi-animales, ou encore, l'ancienne pratique aborigène consistant à restaurer la terre en y mettant le feu.

Le Daftar : langue de la pythie, images oraculaires, corps transtemporels

Par Eva Barois De Caevel, 2022
In Le Daftar, Chinampa Éditions, 2023

Saisir la peau du monde

Par Chantal Pontbriand, 2020

Novel, Elegance, science, violence !

By Yannick Haenel
About "Le Romanz de Manuel", a film from Vir Andrés Hera, 2018

Vir Andres hera, Artiste de la Casa de Velázquez — Académie de France à Madrid

Par Amina Damerdji, 2016