Jean-Pierre Raynaud ou la métamorphose à vif
Jean-Pierre Raynaud ou la métamorphose à vif
Par Jean-Pierre Zarader, 2012
« Le passé attend sur les genoux de l’avenir »
André Malraux
« Car c’est une image irrécupérable du passé qui risque de s’évanouir avec chaque présent qui ne s’est pas reconnu visé par elle »
Walter Benjamin
Jean-Pierre Raynaud, Florian de la Salle, Émilien Adage (Société Véranda), dans le cadre des Dialogues d’Art contemporains, le 1er mars 2012 à L’INHA, à l’invitation de Thierry Dufrêne.
L’œuvre, d’abord : son titre Tumulus (ou Tumulus Espace Jardin)
Les faits (qui sembleraient illustrer le titre d’un des livres d’Aristote : De la génération et de la corruption – ou, pour traduire autrement le titre grec : De la venue à l’être et de la disparition). Le plus simple ici est de laisser la parole à Marc Sanchez : « 1977 […] Une deuxième commande publique est passée à Jean-Pierre Raynaud, à Saint-Martin-d’Hères, vaste zone industrielle en cours d’aménagement où plusieurs artistes sont invités à intervenir. Le projet de Jean Pierre Raynaud, intitulé Tumulus Espace Jardin, se présente sous la forme d’un haut tumulus artificiel, escarpé et couvert de végétation, surmonté d’une stèle de carreaux blancs, qui semble projeter l’ensemble de la construction vers le ciel. Malheureusement, l’œuvre, mal entretenue par ses commanditaires, se dégradera. » (Jean-Pierre Raynaud, Chronologie 1939-1998).
C’est alors que tout commence. Car l’œuvre, faute d’être entretenue – pour des raisons de conflit territorial entre le campus et la commune : elle est en quelque sorte hors-lieu – va dans un premier temps disparaître sous la végétation. Mais dans un premier temps seulement, car l’œuvre n’est pas seulement hors-lieu, elle se révèlera par la suite hors-temps. C’est en ce sens qu’elle dépasse, ou semble dépasser (on verra que les choses sont plus complexes), et de beaucoup, l’intention de l’artiste. Ce dernier voulait « créer quelque chose d’inaccessible » dans l’espace, et c’est la raison (l’une des raisons) pour laquelle la stèle de carreaux blancs est surélevée. Mais l’œuvre ainsi créée est également, et plus fondamentalement, inaccessible dans le temps : elle est intemporelle. Et ce qui, dans Tumulus, nous retient, c’est l’essence même de l’œuvre d’art, qu’elle dévoile : sa puissance de métamorphose, sa survie, le fait qu’elle est présente, comme dit Malraux. Car s’il y a bien des œuvres d’art du passé, il n’y a pas d’œuvre d’art passée : « C’est la présence qui sépare l’œuvre de l’objet, donc de l’histoire ».1 Elle qui avait été recouverte de broussailles – revanche de la nature (phusis) sur la technique (technè)2, de la vie végétale sur l’œuvre d’art, ou du temps sur la fragile éternité des œuvres, elle qui avait été oubliée, qui était devenue invisible, qui semblait avoir été effacée, perdue, emportée par « le vieux fleuve héraclitéen », elle qui avait disparu – la disparition est un terme qu’utilise Jean-Pierre Raynaud, comme Boltanski, et dont on sait, au moins depuis Perec, tout le poids –, voici qu’elle renaît. Deux jeunes artistes – Émilien Adage (Société Véranda) et Florian de la Salle – entreprennent en 2010 – performance qui sera filmée – de désembroussailler cette œuvre, de la rendre à nouveau visible. Ce long et difficile travail de défrichement – qui peut être considéré comme un déchiffrement, pour reprendre l’heureuse expression de Thierry Dufrêne – est une métaphore de notre lente approche de toute œuvre d’art3. Car c’est l’œuvre d’art en tant que telle qui, comme l’a souligné Jean-Luc Nancy à propos de l’image, n’existe que dans la distance – ce qui manifeste son caractère sacré. En ce sens, Tumulus de Jean-Pierre Raynaud pourrait être vue comme une trace du sacré dans notre monde profane, et dans ce qui en lui peut apparaître comme le plus profane – puisqu’il est parfois le lieu de profanation – l’espace public4. On pourrait d’ailleurs se demander – mais j’y reviendrai – si l’absence d’entretien de cette œuvre, l’absence de « maintenance », ne constitue pas une véritable profanation (absence de tout respect pour une œuvre contemporaine) et si l’entreprise de nos deux jeunes artistes ne revêt pas, du même coup, le caractère d’une lutte – par le moyen d’une création – contre le sacrilège qui consiste à laisser disparaître ainsi une œuvre d’art.
Ainsi ces deux jeunes artistes auront-ils été l’instrument d’une survie, une véritable ruse de la métamorphose, au sens où Hegel parle d’une « ruse de la raison ». Par eux, grâce à leur projet et à leur travail, cette œuvre qui s’était absentée (ces intermittences du regard ou de la présence sont innombrables dans l’histoire de l’art) est redevenue présente : survie de l’œuvre d’art. Rarement œuvre aura manifesté à un tel point la puissance de la métamorphose et le double temps dans lequel existe toute œuvre d’art. On connaît la thèse de Malraux dans Les Voix du silence et La Métamorphose des dieux : si une œuvre naît dans le temps, elle ne se révèle proprement comme œuvre d’art qu’en transcendant le temps, qu’en échappant au destin. D’où l’affirmation bien connue : « L’art est un anti-destin ». En d’autres termes, l’œuvre d’art vit dans un autre temps que le temps chronologique dans lequel toute chose est vouée à la mort et à la disparition. C’est cela même que Malraux nomme l’intemporalité, qui se manifeste par la survie des œuvres d’art : leur présence.
Émilien Adage et Florian de la Salle, par leur performance et la vidéo qui l’inscrit dans une matière numérique, Mean time of exploration, incarnent en quelque sorte ce travail de la métamorphose qui d’ordinaire n’est pas personnalisé. Ils ont fait revivre cette sculpture, et en ce sens on pourrait dire qu’ils ont entendu, à leur modeste niveau, la phrase de Walter Benjamin : « À nous, comme à chaque génération précédente, fut accordée une faible force messianique sur laquelle le passé fait valoir une prétention ».5 Bien sûr Benjamin pensait à l’histoire, et il pourrait paraître étrange de rapporter ses affirmations à l’œuvre d’art et de laïciser ainsi, totalement, son messianisme – qui est déjà, même chez lui, un messianisme laïcisé. Mais c’est bien ce que font, chacun à leur manière, Malraux et Derrida.
Le plus intéressant, c’est que le projet même de Jean-Pierre Raynaud portait en lui à la fois le caractère inéluctable de la disparition et la survie, aléatoire comme toute survie, de son œuvre. Et c’est en ce sens que cette œuvre est – comme si elle était aussi une méta-œuvre (au sens où l’on parle de méta-film) – exemplaire de l’essence même de l’œuvre d’art. Car c’est Jean-Pierre Raynaud lui-même qui a voulu créer quelque chose d’inaccessible sur un tumulus. Ou pour le dire autrement, et en se fondant sur les dires mêmes de Jean-Pierre Raynaud, le tumulus fait partie intégrante de son œuvre, et en faisait partie dès l’origine : c’est la « globalité » qu’il a voulu. Or ce dernier, diplôme d’horticulture obtenu en 1958, ne pouvait ignorer que ce projet était, comme tel et tel qu’il a été conçu, un projet impossible. Ou plus exactement un projet qui ne pouvait aboutir qu’à cette méta-œuvre que j’ai évoquée : une œuvre donnant à voir ce qu’est l’œuvre d’art. Car, et c’est essentiel, le tumulus – que Jean-Pierre Raynaud a voulu partie intégrante de l’œuvre (Tumulus) – joue un double rôle, ou plutôt il joue deux rôles contradictoires. Il a d’abord pour rôle – et c’est son rôle le plus obvie – de surélever la stèle de carreaux blancs, de la mettre hors d’atteinte, hors d’atteinte du temps et des dégradations possibles, d’en faire quelque chose d’inaccessible. Et de doublement inaccessible : aux dégradations, bien sûr, mais plus fondamentalement, inaccessible de manière essentielle, dans une distance qui n’est pas seulement spatiale, topographique, mais surtout ontologique, puisque, comme je l’ai rappelé, toute œuvre d’art est inaccessible au sens où nous en sommes toujours séparés – comme du sacré – par une distance infranchissable. Mais en même temps, et contradictoirement, et c’est là le second rôle que joue le tumulus voulu par Jean-Pierre Raynaud, ce tumulus était porteur du recouvrement par la nature de la stèle, la nature reprenant ses droits sur l’œuvre humaine. Autrement dit la vie, et ici d’abord la vie végétale dont un diplômé d’horticulture ne pouvait ignorer la force, devait, à terme, l’emporter sur l’art, emporter l’œuvre avec elle, la recouvrir et ainsi la faire disparaître totalement. Elle qui ne pouvait pas être touchée, par son inaccessibilité même, qui ne devait pas l’être, par son caractère sacré, ne pouvait plus désormais, après le travail de la nature (et la négligence de la société, qui pourrait bien, au fond, et c’est aussi ce que donne à voir l’œuvre de Jean-Pierre Raynaud, être indifférente à la création artistique dans ce qu’elle a de vivant) être vue, regardée, contemplée. De la disparition aurait pu être son titre.
Ce qui l’a vaincue – ou qui semblait l’avoir vaincue – ce sont ces broussailles qui ont envahi le tumulus, mais c’est d’abord et surtout le temps, et plus exactement ce que les grecs appelaient le « devenir ». « Tout passe », comme disait Héraclite, ou encore, selon le mot de Staline au général de Gaulle, rapporté par Malraux : « À la fin, c’est toujours la mort qui gagne ». L’œuvre de Jean-Pierre Raynaud avait disparu parce que, comme n’importe quel objet, elle était voué à la mort et à la disparition. La présence du tumulus dans la globalité de cette œuvre pourrait en ce sens être vue comme la disparition programmée de l’œuvre elle-même.6 Et le titre lui-même est révélateur : non Piédestal, mais Tumulus – liberté est laissée à la nature de venir recouvrir cette œuvre.
Mais, précisément, Tumulus n’est pas n’importe quel objet (ou n’importe quelle construction), c’est une œuvre d’art et c’est ce qu’elle donne à voir dans sa métamorphose même, sous le regard et le travail de ces deux jeunes artistes. Et, pour les œuvres d’art, comme le dit Malraux en opposition au mot de Staline : « À la fin, c’est toujours la métamorphose qui gagne ». Car l’œuvre même oubliée – et les sculptures romanes ont été oubliées pendant cinq siècles –7 est capable de survivre ou de renaître. C’est ce qu’on appelle la métamorphose, et c’est cette métamorphose que l’œuvre de Jean-Pierre Raynaud donne à voir, cette même métamorphose dont Florian de la Salle et Émilien Adage (Société Véranda) ont fait, sans doute à leur insu – mais c’est le propre de toute création – l’objet même de leur travail. Si la métamorphose est bien « la vie même de l’œuvre d’art dans le temps », Tumulus et Mean time of exploration en donnent bien une saisie à vif.
L’artiste, même si les supports de sa création se sont multipliés et semblent parfois délivrés de la matérialité même, reste un véritable démiurge qui dresse, contre le temps, une œuvre qui tente de lutter contre le destin. Cette conception de l’artiste, qui est celle de l’auteur des Écrits sur l’art, peut paraître désuète à certains esprits ivres de modernité, mais elle pourrait bien être d’une totale actualité. L’œuvre de Jean-Pierre Raynaud donne à voir, dans une véritable mise en scène ou mise en abîme, à la fois la force du destin et la puissance de la métamorphose – la survie.
Lorsque nous regardons aujourd’hui le film des deux jeunes artistes et l’œuvre de Jean-Pierre Raynaud qu’ils ont contribué à faire renaître, nous réalisons à quel point on peut dire qu’au Musée Imaginaire, « Les œuvres qui nous parlent, elles se parlent ». Aujourd’hui, Tumulus et Mean time of exploration dialoguent entre elles et avec nous.
On pourrait souligner les affinités qui existent entre Mean time of exploration et les textes de Benjamin ou de Derrida, et ce jusque dans les détails – là où, c’est bien connu, le diable se cache. Mean time of exploration est réalisé par les deux jeunes artistes sous le nom de Société Véranda. Ils présentent ainsi leur projet : « Société Véranda propose de réaliser la maintenance des éclairages publics ou des œuvres d’art (1%). Les titres de nos interventions réalisées en 2010 commencent par le terme anglais utilisé pour définir la maintenance « Mean time ». Soit littéralement traduit par « temps moyen », cette définition nous intéresse beaucoup, comme un stade, une étape, un laps de temps où une œuvre d’art publique existe différemment. Dans le cas de l’œuvre de JPR, Tumulus est donnée à être vue, redécouverte, le temps que la végétation ne repousse » (copier-coller d’un mail). Ce texte mériterait d’être commenté car les intuitions d’Émilien Adage et Florian de la Salle sont étonnantes. Je m’en tiendrai à deux remarques d’ordre philosophique. D’abord la « maintenance ». On peut bien sûr l’entendre au sens banal (ce que ne font pas nos deux auteurs) d’assurer la conservation et d’éviter la dégradation. Je reviendrai sur le sens qu’ils lui donnent, et qui mériterait d’être prolongé. Je voudrais d’abord dire qu’on doit aussi entendre ce terme comme ce qui assure le maintient dans le maintenant (le vûn grec, l’instant), et peut-être plus encore comme la fulgurance dans laquelle le présent (l’A-présent : Jetztzeit) peut sauver le passé (temps discontinu du messianisme) – ce qui est la thèse même de Benjamin. Or tel est bien l’événement que constitue la rencontre de l’œuvre de Jean-Pierre Raynaud par ces deux jeunes artistes. Cette œuvre, datant de plus de trente-cinq ans et disparue – dans tous les sens du terme puisqu’elle n’était même plus visible –, attendait qu’un jour le présent entende son appel. C’est à nouveau Benjamin et Malraux, comme une mise en pratique de leur pensée. La seconde remarque tient à l’évocation de ce laps de temps où une œuvre publique « existe différemment ». Ce programme, qui semble modeste, recoupe en réalité les notions sans doute les plus importantes de la philosophie de Jacques Derrida : la différance et l’itérabilité. Selon l’expression même de Derrida, toute une part de sa réflexion peut être lue comme « une logique qui lie la répétition à l’altérité » (iter viendrait de itara, autre en sanskrit). Cette répétition dans l’altérité, c’est précisément cet « exister différemment » qu’évoque le programme de Société Véranda – et la vidéo des deux jeunes artistes, ne fait pas autre chose : elle répète Tumulus, l’œuvre de Jean-Pierre Raynaud, mais différemment, sur un support différent, etc.
Aujourd’hui, on serait tenté de dire que cette œuvre (Tumulus) – mais sans doute cela est-il vrai d’autres œuvres de Jean-Pierre Raynaud – comprenait en elle, ménageait, sa propre déconstruction. Pas sa destruction, ce qui serait après tout assez banal, mais ce qu’on pourrait appeler sa déconstruction – c’est-à-dire à la fois sa disparition et la possibilité même de sa résurrection ou de sa survie. Une survie, au sens même où Benjamin – et à sa suite Derrida – employait ce terme : non pas seulement vivre plus longtemps, mais vivre au-dessus de ce qu’avait pu imaginer son créateur. Cette survie est une victoire de l’acte créateur sur le destin, mais une victoire toujours fragile – c’est le domaine de l’aléatoire – et précaire, comme l’homme que nous sommes dans cette civilisation de l’aléatoire étudiée par Malraux (L’Homme précaire et la littérature). Et Jean-Pierre Raynaud est bien placé pour le savoir, lui qui semble avoir résolument inscrit toute son œuvre dans le registre de l’aléatoire et de la précarité.
Un dernier mot : il était peut-être temps que ce motif de la disparition, qui aura si radicalement marqué le XXe siècle soit réinscrit – et de manière manifeste – dans cette logique de la création et de l’itérabilité. Cette œuvre à nouveau exhumée (c’est peut-être le terme qui convient : délivrée des broussailles nées de l’humus du tumulus…) n’est pas, quelles que soient les apparences, la même. Elle n’est pas, ou elle n’est plus, l’œuvre telle qu’elle a été créée en 1977 par Jean-Pierre Raynaud – parce qu’elle portera en elle la trace de sa disparition et de sa résurrection, trace désormais présente dans Mean time of oxploration. Ou, pour le dire autrement, parce qu’elle aura manifesté sa puissance de métamorphose – inscrite délibérément en elle par Jean-Pierre Raynaud lui-même – et dévoilée ainsi sa nature d’œuvre d’art.
Bien sûr, le travail accompli par Émilien Adage et Florian de la Salle n’est pas éternel, définitif (ils en sont conscients), et la végétation viendra à nouveau recouvrir cette œuvre et nous rappeler ainsi la condition du monde dans lequel nous vivons tous, artistes et non artistes : le « tout passe » d’Héraclite, la puissance du devenir, le travail dé-faisant du temps et de la mort. Mais, le pire n’étant jamais sûr, il n’est pas exclu que les commanditaires assurent désormais l’entretien et la maintenance de cette œuvre. Et en admettant qu’ils ne le fassent pas, et que l’œuvre soit à nouveau recouverte pendant un an ou un siècle, on peut espérer que l’avenir saura, un jour, entendre la voix du passé – et lui rendre la vie. Ainsi cette œuvre, si elle survit – et la métamorphose ne dit rien d’autre – sera à chaque fois la même, bien sûr, et à chaque fois différente, nouvelle, riche de ses disparitions et de ses résurrections.
Tumulus est donc – à la fois hors du temps et dans le temps – une œuvre précaire, dans les deux sens du terme : œuvre fragile et vulnérable, mais aussi œuvre qui attend de l’homme – et de chaque futur présent, de chaque génération – qu’il se souvienne d’elle et qu’il prenne soin d’elle.
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Nous avons là l’opposition fondamentale, héritée de la philosophie grecque, entre la phusis et la technè. Mais le terme technè est équivoque et peut désigner aussi bien la production de l’objet technique que la création de l’œuvre d’art. Or tout, ici, se joue dans cette distinction : car c’est l’œuvre crée, non le simple objet produit, qui est promis à la métamorphose, et donc à la résurrection ou à la survie. S’il s’était agi d’une simple construction en carreaux blancs, la dégradation se serait sans doute achevée par une destruction pure et simple. Mais il s’agissait, bien sûr, de tout autre chose : de création, de présence, de métamorphose et de survie – c’est-à-dire d’art.
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La manière dont est filmé le massif de buissons qui a envahi le tumulus et la lente progression des deux hommes est remarquable. On sait que la foret, au cinéma, n’existe presque pas, qu’elle est souvent proche du chromo. Dans Mean time of exploration, au contraire, dans ce simple taillis –qui a pourtant recouvert l'oeuvre- elle est rendue dans toute sa dimension d'adversité. Elle est à la fois ce que l’homme peine à pénétrer –nous suivons en gros plans la difficulté de la progression et les plans de chaussures sont édifiants- et ce qui menace toute construction comme toute création humaine. Ce combat des deux jeunes artistes contre ce massif de buissons illustre bien la lutte contre la nature. Mais cette lente progression est aussi, au niveau symbolique, la mise en scène de la distance qui nous sépare de l’oeuvre d’art. D’abord parce que toute création, par son originalité, instaure une rupture dans nos habitudes de voir et de penser, exigeant de nous un effort pour tenter d’approcher l’oeuvre. Cette difficile progression est donc d’abord une progression en soi, un approfondissement de notre propre rapport au monde et de notre ouverture à l’événement. Ensuite parce que l’oeuvre- et c’est la dimension même du sacré- reste à distance. Et ce n’est pas un hasard si les deux jeunes artistes, au terme de leur ascension, restent à distance de la stèle, légèrement en retrait : ils ont su, par une intuition très sûre, ne pas avoir à l’égard de cette stèle une attitude arrogante et conquérante (on est très loin de l’exploit sportif de deux alpinistes) : attitude de respect, puisque toute création mérite respect et que, contrairement à un objet quelconque, on ne saurait véritablement se l’approprier. Elle garde son aura...
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— 4.
Mais l’espace public, en tant que public, peut également être considéré comme un des derniers lieux du sacré.
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— 5.
Œuvres III, Paris, Gallimard, « folio essais », « Sur le concept d’histoire ». Ou encore : « Car c’est une image irrécupérable du passé qui risque de s’évanouir avec chaque présent qui ne s’est pas reconnu visé par elle ».
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Tumulus n’était donc pas seulement, comme toute œuvre, exposée à la métamorphose : elle était condamnée à cette métamorphose –puisque cette dernière était inscrite dans sa conception même.
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— 7.
« Pendant des siècles, les fétiches ont été des bonshommes […] On a pourtant cessé de voir l’antique pendant un bon moment ; la sculpture romane, pendant cinq bons siècles » (André Malraux. OC, III)