Les promesses de l'ailleurs
Les promesses de l'ailleurs
Par Paul de Sorbier, 2022
Pour l'exposition Ronce à la Maison Salvan, Labège
Dans Le jour des Corneilles, court roman à la langue incendiée de Jean-François Beauchemin, un garçon est conduit à vivre une expérience extrême dans le champ de « monsieur Ronce ». Celle-ci est puissamment douloureuse, le plaçant en danger et dans un inconnu parfait. Réciproquement, elle lui apporte une expérience avec la nature dans ce qu’elle a de plus nue, généreuse et curative ; l’enfant y fait la rencontre d’une marmotte avec qui une alliance sensible est nouée. « L’une de ses pattes se pose doucement sur ma face, ou sur mon bras, semblablement à la main d’un compagnon bienveillant. Ainsi avons-nous, au plus épais de ce trou, fait échange de secours1 ». Dans le champ de « monsieur Ronce », l’ambiguïté règne, la lumière et le mortuaire tressent ou, plutôt, enchevêtrent leurs forces et leurs combats, tel le comportement du végétal qui nomme le lieu. Et un enfant vit malgré tout. Il vit parce qu’il sait trouver des ressources en cet espace, en particulier auprès d’un compagnon vivant non humain. Un roncier est un territoire ombre claire.
Labège serait exempte de ronces. La commune est le parfait exemple de la croissance urbaine de ces dernières décennies alors que les villes se développèrent au sein de leurs franges, lorsque la voiture devint le premier outil des citadins. Labège est effectivement parcourue de routes, d’axes intenses. Elle semble aménagée de part en part et peut-être est-elle (sur)pensée, (sur)organisée. Elle est aussi l’apanage de l’incertain, de l’impermanent tant tout y semble révocable, transmuable en un possible autre et nouveau projet urbain. C’est exactement le cas, aujourd’hui, avec la perspective de l’implantation du métro, de ses stations et du quartier ex nihilo qui l’environnera. Ici, décidemment, le territoire se projette et se fabrique. La Maison Salvan, quant à elle, donne sur la place de ce qui était le village ; aujourd’hui il s’agit surtout du décor préservé de l’un des morceaux d’une commune polarisée, elle-même étant l’un des blocs de la grande métropole toulousaine. C’est dans cette situation mutante que Jan Kopp est parti en conquête d’espaces autres, d’interstices « non alignés », de « replis paysagers ». Et, semble-t-il, à Labège, de tels micro-contextes demeurent. « Nous oublions ce qui nous est invisible. Nous tenons pour inexistant ce qui ne se voit point2 ».
L’exposition, intitulée Ronce, témoigne de cette découverte de l’ailleurs dans le très proche, dans le presque voisin. La Maison Salvan se retrouve propulsée dans une situation de lieu étrange, de lieu magique. Partout des branches de l’arbrisseau épineux – préalablement cachées dans le paysage obsessionnellement entretenu –, la traversent, entrent et sortent des murs. Si, au premier abord, le visiteur ou la visiteuse peut se contenter de recevoir la proposition comme le « simple » mouvement d’une nature extérieure venant hanter un intérieur, très vite, une gestuelle artistique point et se regarde tout autant que la matière fascinante employée. Chaque ligne de l’imposante composition a été délicatement disposée par Jan Kopp afin de dessiner dans l’espace et de proposer un agencement parfaitement maîtrisé. Des ligatures blanches faites de plâtre (un onguent séché ?), permettent l’élancement de la forme générale, de grands mouvements et de ponctuer l’espace d’une rythmique graphique. Le résultat est finalement une exacte tension entre le désir d’un artiste et une matière à la complexion forte, résistante (la forme des branches résulte de leur croissance dans des contextes bien particulier, les singularisant en sculptant leur souplesse). À l’extérieur des murs, nulle excroissance ne peut être observée, l’ensemble est contenu dans l’intimité close du lieu. Cet intérieur est peut-être à la fois un espace de projection mentale, de fabulation, et, concrètement, un endroit déconcertant où prend place, règne et domine un végétal que l’on veut habituellement voir disparaître.
Ces ronces ont tout autant été cueillies avec soin – il s’agissait de les saisir avec précaution pour les exposer à la lumière ensuite – que soustraites avec force tant elles résistent et se refusent à l’humain en élaborant des stratégies collectives buissonnantes dans l’intention de se protéger individuellement. La cueillette besogneuse intervint donc en des endroits, avoisinant la Maison Salvan, que l’on ne soupçonne pas lors des déplacements quotidiens. L’un de ces lieux est un pont « inutilisé » qui enjambe l’autoroute longeant le sud de la commune de Labège. Aucune route ne le parcourt et ainsi, tranquillement, des sangliers l’arpentent. De part et d’autre, les animaux sauvages tracent leurs itinéraires dans le paysage, le végétal, peut-être comme un écho au « dessin à la ronce » du cousin humain, Jan Kopp, dans la Maison Salvan. Cet espace, investi par les suidés, constitue aussi pour l’artiste la source d’un travail vidéo. Dans celui-ci, l’intégration d’une pratique graphique lui permet de rêver l’endroit, de fantasmer du temps, de conjecturer la croissance du végétal, d’appeler au silence où l’air est assourdi par le bruit des moteurs... Une rivière étroite et profonde constitua un second site d’extraction. Celle-ci sinue secrètement entre le cimetière, l’école, deux ruches et les ateliers du service technique de la ville. Elle offrit les ronces les plus longues et vigoureuses.
Ces lieux sont le hors champ de l’exposition, son ombre, mais demeurent pleinement intégrés au projet global de Jan Kopp. Les avoir à l’esprit donne un équilibre à l’ensemble de la proposition. Ces ronces déployées dans la Maison Salvan, sont précisément là, dorénavant, parce qu’elles ont crû dans leurs ailleurs préalablement – ces ailleurs constituant le récit fondateur de l’exposition. Il peut être aussi utile que le visiteur ou la visiteuse ait à l’esprit les coopérations avec des personnes travaillant au service espaces verts de la ville, qui favorisèrent l’identification des emplacements, aidèrent à récolter la matière ligneuse et puis, plus globalement, nourrirent les échanges et apportèrent des connaissances parfois connexes mais toujours en lien avec l’idée de se connecter et de comprendre le monde du végétal. Ces personnes-là, tout comme de jeunes étudiantes en stage et d’autres rencontrées, chemin faisant, participèrent du projet et se ramifient à l’exposition, dans une partie plus silencieuse, invisible, mais essentielle.
Au départ, le Canal du Midi constitua l’épine dorsale des explorations de résidence de Jan Kopp qui appréhenda la voie d’eau davantage comme une projection mentale et un itinéraire poétique plutôt qu’en tant qu’espace avec une histoire précise et des usages particuliers. Alors qu’il allait à la rencontre de ces lieux autres, tapis et secrets, échappant aux règles de fonctionnement et aux normes paysagères qui semblent les environner, lui apparut un site très particulier dont l’on retrouve le portrait équivoque et sibyllin dans l’une des salles de l’exposition. Là, voisinent des traces d’occupation humaine et une nature jaillissante. Des temporalités se percutent, les arbres semblent jauger avec quiétude ce qu’ils surplombent : une scène étrange faite de volumes, de bâches, d’objets totémiques peut-être. Est-ce un site de recherche archéologique ou bien destiné à un autre usage contemporain ? Aucune réponse n’est donnée. Ce qui demeure est une dualité, où, mêmement, une nature flamboyante et une nature affectée habitent. Les plans et le montage du film respectent l’endroit en ne cherchant jamais à l’interpréter, Jan Kopp le déplace et confie l’ambiguïté aux regards des visiteurs et visiteuses. Souhaitons qu’en eux et elles cette ambigüité demeure et donne envie, plus que jamais, de gagner, par-delà les surfaces engazonnées, la promesse des herbes folles.