Avatars du Savoir Parler (Bien)
Avatars du Savoir Parler (Bien)
Par Jacinto Lageira
In Jan Kopp - Techniques Rappolder, Isthme éditions, Paris, 2005
Que telle langue signifie pour ceux qui la pratiquent, voilà qui n'a rien d'étonnant. Que telle autre langue inconnue puisse être incompréhensible tout en continuant de signifier, voilà qui, en vertu du premier énoncé, n'a non plus rien d'étonnant. Il existe pourtant des exceptions où la signification est immanente en dehors de tout usage ou connaissance, comme les langues produites mystérieusement par des mystiques, nommées glossolalies (don des langues), puisque celui qui les parle ne les a aucunement apprises. Ce phénomène, maintes fois décrit depuis la Grèce antique, connut une apothéose au jour de la Pentecôte, lorsque les disciples de Jésus, "emplis par l'Esprit-Saint", se mirent à parler plusieurs langues. Un renouveau, certes moins miraculeux, s'opéra aux États-Unis durant les années 1970 dans les si bien nommées Églises Pentecôtistes. Autre cas étrange, celui des "fous littéraires" dont l'incohérence grammaticale, sémantique, syntaxique, n'empêche nullement de réaliser des tours de forces stylistiques bien que leurs textes soient très souvent frappés de nullité 1. Mais distinguer clairement le "fou" du "littéraire" n'est pas toujours aussi simple, notamment chez des auteurs borderline 2 comme Jean-Pierre Brisset, Raymond Roussel ou Louis Wolfson, évidemment les plus passionnants, car plus écrivains que détraqués ou, plutôt, que leur démence n'a pas empêché d'être de grands créateurs de langues 3 (et parmi d'autres : Hölderlin, Nerval, Artaud). Vus sous cet angle, certains textes de James Joyce 4, de Pierre Guyotat 5 ou de Valère Novarina 6 confinent à un indécidable linguistique, entre perte ou dérèglement du sens. Or, même décomposée, refaite, éclatée, malmenée, obscure, bizarre, tant que la langue agit plastiquement et ouvre sur de nouvelles formes esthétiques, elle continue de signifier.
La capacité de signifier plastiquement n'est pas toujours strictement linguistique. Car s'il existe une plasticité des langues "normales", ou du moins soumises à des dérèglements minimes, ou plaisantes sur le plan phonique et musical alors qu'elles sont parfaitement opaques sur le plan sémantique, la chose vaut tout autant, sinon plus, pour des formes langagières exacerbant cette plasticité encore malléable. Quand Jan Kopp, lors d'un workshop 7 aux beaux-arts de Perpignan en 2001, a donné ses cours de danse dans un langage qu'il avait entièrement inventé - aussi incompréhensible pour lui que pour les participants -, c'est assurément dans cette plasticité qu'il a trouvé une solution de continuité lui permettant de se faire comprendre. Cela d'autant plus qu'il n'est en rien danseur, encore moins professeur de danse. Mais "ça marche !", comme on le constate dans le documentaire Sannectamock.
On peut s'interroger sur les capacités insoupçonnées de la traduction ou sur quelque descente de langues de feu. Car bien que ne comprenant pas les mots proférés, les participants n'en continuaient pas moins d'agir comme s'ils entendaient ce dont il s'agissait. Ils pouvaient même enseigner à leur tour dans une langue inventée en s'adressant à un auditoire qui n'y comprenait goutte mais réagissait pourtant à ce qu'il fallait, en définitive, considérer comme un langage limpide. Enseigner une langue inexistante est déjà extraordinaire, mais croire qu'on la maîtrise laisse sans voix. Et pourtant, cela se peut : Psalmanazar, mystificateur du XVIIe siècle, français installé à Londres, qui réussit pendant longtemps à se faire passer pour un Japonais de l'île de Formose, "imagina un nouvel alphabet, une nouvelle langue, traduisit le catéchisme anglican en formosan", langue qu'il était évidemment le seul à parler, et donna même des cours de formosan pour vivre 8. La croyance au principe indéfectible voulant que tout langage signifie a ainsi démontré son efficacité, et c'est encore ce principe qui permit à Jan Kopp de faire accomplir des actions non dénuées de signification dans Sannectamock, puisque tout amateur de danse contemporaine et même un professionnel y reconnaîtra une gestuelle... parlante 9. Que l'on fasse, comme Monsieur Jourdain pour la prose, de la kinésique sans le savoir, conduit à se demander si des significations gestuelles sont viables sans le recours au système linguistique, et, par là même, s'il est possible d'énoncer verbalement quoi que ce soit qui ne serait pas déjà constitué d'un sens minimal. Autrement dit, les sons vocaux de Sannectamock ne sont peut-être pas si incompréhensibles que cela, et l'on peut imaginer qu'à force d'épenthèses et de métaplasmes les prononciations se soient considérablement altérées mais n'en demeurent pas moins issues de dictions préexistantes, au point que les accents des participants sont parfaitement identifiables.
Ce travail de Jan Kopp met au jour, avec peu de moyens, la différence entre bruit et voix. Tout ce qui est vocal est également bruit, comme l'a démontré la poésie sonore, mais tout ce qui est bruit n'est pas voix. Une telle distinction fut initialement établie par Aristote qui sépare clairement le bruit (psophos) du son produit par la voix humaine (phonè), puis la voix du langage, car les êtres qui ont une voix n'ont pas tous un langage : "Pour qu'il y ait voix, il faut que l'être qui produit le choc mette en œuvre quelque représentation (meta phantasias), car la voix est assurément un son chargé de signification (sèmantikos) et non pas un bruit produit simplement par l'air inspiré, comme la toux." 10. Ainsi, la voix humaine est toujours sémantisée. Elle fait toujours sens jusque dans ses plus petites unités, ses plus petits morphèmes. Sans doute, Jan Kopp jouera à plusieurs reprises des entremêlements possibles entre bruits non humains, sons, voix, paroles, mais l'on ne pourra jamais écarter la présence sémantique minimale produite par l'appareil phonatoire humain, a fortiori par la présence sémantique maximale de textes ou de paroles complexes. Nul besoin d'être heideggerien pour comprendre que "la parole (Sprache) est parlante".
Le cours de danse évoqué est troublant car il s'agit d'une parole qui ne parle pas aux autres - en cela elle n'est donc pas une langue - mais véhicule néanmoins un sens, assurément plus compréhensible en raison des démonstrations corporelles effectuées par l'enseignant. Non seulement la voix est dans un corps, est elle-même un corps sonore, vibratoire, mais elle agit aussi sur les autres corps. Telle une méthode d'apprentissage de langues qui illustre des termes ou des actions par des images, Jan Kopp illustre par ses mouvements et ses déplacements ce que de simples énoncés nus de toute gestuelle n'auraient pas permis de comprendre. Nous obtenons une inversion de la réflexion de Wittgenstein lorsqu'il explique que l'on peut montrer, indiquer, désigner à une personne ce qu'elle ne comprend pas verbalement, la monstration tenant lieu d'explicitation 11. Le cocasse en l'affaire est que dans les exemples de Wittgenstein, il s'agit de personnes parlant la même langue, alors que dans Sannectamock des locuteurs sont en présence, qui parlent sans se comprendre puisqu'aucun ne parle le langage de l'autre, mais montrer fonctionne tout aussi clairement et peut ainsi résoudre l'incompréhension du dire. Parfait nonsense ! Autre avatar, par sa tessiture, son grain, sa tonalité et son rythme, parmi tant d'autres caractéristiques, la voix est si charnelle qu'elle peut devenir une sorte de monstration pouvant se passer de la présence effective du corps. Sa force de persuasion se trouve d'autant plus renforcée par cette absence. La radio est ainsi l'exemple type d'un média participatif grâce auquel des esprits et des corps sont agis par un corps invisible, une voix désincarnée, et, de ce fait, irradiant d'autant plus de ce que Marshall Mc Luhan nommait un "média chaud" 12.
Dans la performance Gigglberger-Brill, Jan Kopp a diffusé à la Kunstverein de Munich un enregistrement vidéo dans lequel il s'entretient avec Claire Gigglberger-Brill, doyenne de la Kunstverein, critique littéraire proche des expressionnistes entartet (dégénérés) durant les années 1930, qui devient kinésithérapeute et anime des cours de gymnastique matinale à la radio dans l'après Seconde Guerre mondiale. Celle-ci lui enseigne des exercices qui sont proposés aux participants de la performance. Car plutôt que de donner une conférence conventionnelle, Jan Kopp a détourné ces leçons en demandant au public d'effectuer les exercices, littéralement en incorporant ce que dit la voix, en refaisant les gestes ou en suivant les directives du performeur. Dans le présent contexte d'une Kunstverein, sorte de "société d'art" utopiste où le re-enactement proposé par Jan Kopp s'insère parfaitement, la connotation est aussi risible que pesante. Pensons simplement à l'obsession eugéniste et hygiéniste de nombre de groupuscules sectaires au début du XXe siècle, tel le célèbre Monte Verità, dans le Tessin suisse, parcouru par des naturmenschen, mais aussi par des plasticiens, des intellectuels, des chorégraphes 13. Cette contre-culture était à l'opposé du culte des corps qui s'est propagé ensuite dans les totalitarismes nazi et soviétique, immortalisé notamment par les images de Leni Riefen-Stahl ou d'Alexandre Rodtchenko. Mais des points communs subsistent, à commencer par l'éducation des corps par l'image et, surtout, par la voix, rôle prépondérant dont Mac Luhan faisait déjà état à propos des totalitarismes des années 1930. La force de persuasion de la voix peut d'ailleurs couvrir des registres très divers, du pur plaisir au profond asservissement 14. Sans ignorer cet arrière-plan historique lorsqu'il manipule des sons et des voix, tel un Nachdichtung, Jan Kopp nous en propose une autre version, une sorte de traduction en complet décalage, un dérapage des pistes sonores dans lequel nous ne sommes pas certains de véritablement exprimer ce que nous voulons dire, alors même que l'on ne peut dire sans exprimer. Pourtant, bien que très souvent drôles, les pièces de Jan Kopp sur le langage ne sont pas seulement parodiques. Il s'agit en fait d'un démontage précis de formes de production du sens : nous avons tout simplement affaire à une Verschiedenheitsbewusstsein (conscience de différenciation).
Différencier les mots des choses qu'ils nomment, les mots entre eux, puis à l'intérieur des mots leurs unités distinctives, ce que les linguistiques nomment la "double articulation", est ce que nous pratiquons continuellement pour donner sens à notre vie. Le monde est conçu et sans doute perçu pour une grande part d'après nos découpages langagiers. Ce que semble démontrer Le Jardin des choses nommées, où un terrain vague fut rangé, classé, répertorié dans ses moindres parcelles et brindilles, chaque élément repéré étant accompagné de son affichette nominative. Et si la pensée urbaine remplaçait ici la "pensée sauvage", l'opération structurale demeurerait identique, puisque le jardin était classé parce que nommé. Resurgit alors la très ancienne querelle des universaux : tel mot ne désigne-t-il qu'une seule chose ou plusieurs ? Pour éviter, comme le propose l'académicien imaginé par Swift dans les Voyages de Gulliver ("Voyage à Laputa"), d'apporter partout avec soi les objets que l'on exhiberait à la place des mots, et, en bon wittgensteinien qui rumine les silly questions, Jan Kopp semble avoir trouvé une parade consistant en un mixte d'ostention et de parole. Lors d'une performance intitulée Koppieren und Kapieren - Revolution, il donna une conférence sur son propre travail, mais il avait pris soin préalablement de faire correspondre des objets en sa possession à des sièges sur lesquelles les spectateurs étaient assis ; chaque fois qu'il montrerait l'objet correspondant à un siège, le spectateur se lèverait, déclenchant un mécanisme qui diffuserait sa conférence préenregistrée. Pendant longtemps, Wittgenstein s'était demandé si l'ostention ne pouvait pas remplacer la parole. Cela fonctionnait dans certains cas mais non dans d'autres, et l'on risquait alors d'accumuler autant d'ostentions que de situations. Lorsque Jan Kopp montrait une brosse, telle personne se levait, en montrant une cuillère à soupe, c'était telle autre, et ainsi de suite, continuant à suivre sa propre voix préenregistrée et à ne présenter que les objets nommés dans la bande son. Copier (Koppieren) et comprendre (Kapieren) étaient inconcevables l'un sans l'autre : toute ostension "copiée" par le mouvement du corps du spectateur était le signe qu'il comprenait. Aussi loufoque que cela puisse paraître, ces petites actions ridicules et auto-dérisoires dé-montraient - en italiques, pour souligner tout le problème de la traduction de Darstelllung (représentation) et de Vorstellung (présentation) - certaines des questions wittgensteiniennes, à savoir qu'il existe bien un lien ou une relation de signification entre l'objet et l'action de se lever de son siège. C'était assurément un code, mais le problème de la signification entre deux instances dissemblables en tous points demeurait. En quoi de telles problématiques philosophiques ou linguistiques concerneraient-elles un travail de plasticien ? Plus que le simple fait de recourir au langage dans un travail, c'est à une véritable expérience (Erfahrung) du langage que nous invite Jan Kopp.
Si l'on reprend cette pertinente idée que nous opérons essentiellement des découpages de la réalité à travers notre langage, les notions d'expérience et de langage s'en trouvent considérablement élargies et nous nous trouvons par là même au centre des différentes connexions propres à l'ensemble du travail de Jan Kopp. On peut ainsi comprendre certaines pièces strictement faites de bruits, puis les pièces mêlant bruits et paroles, comme des gradations, des progressions ou des transitions dans la constitution du sens que nous projetons sur notre environnement animé ou inanimé, puisque tel bruit (une pierre qui tombe, une fenêtre qui claque, le tonnerre ou un coup de klaxon) est un signe que nous interprétons immédiatement. C'est en sémiotisant la réalité que nous parvenons à nous repérer et à donner forme à ce qui resterait incohérent sans cette continuelle opération. De ce point de vue, le travail qu'effectue Jan Kopp sur ces diverses matières sonores, allant du bruit à la voix, est plastiquement identique à celui qu'il réalise avec des objets, comme dans Exits - installation faite d'accessoires, de costumes et de décors du T.N.B. de Rennes - et surtout dans Exits (in Res Publica), puisque les objets apportés par tout un chacun à sa demande sont majoritairement non sonores ou non sonorisés sans être aucunement muets. Ils sont, tout au contraire, pétris et débordants de significations. Ce sont des signes que les gens apportent et pas seulement une chaise, un tapis, un tracteur ou un ours en peluche. De tels objets signifient parce qu'en eux se sont cristallisées des expériences, lesquelles peuvent être aisément interprétées par des spectateurs extérieurs à telle histoire privée grâce à une simple ostention. Il n'est pas nécessaire de connaître l'expérience des propriétaires pour saisir qu'en apportant leur objet ils apportent aussi leur langage. Si langages et objets peuvent être, bien entendu, très différents, l'expérience de leur profonde interrelation est universelle.
Les diverses matières sonores qu'utilise Jan Kopp ne sont donc jamais amorphes ni privées de sens, le moindre bruit pouvant, selon les contextes, signaler, dire ou exprimer quelque chose, même si cela peut conduire à une interprétation erronée. Ainsi, dans Repeat after me, la valise placée dans un abribus et retransmettant en léger décalage les bruits ambiants enregistrés auparavant, est une sorte de prélèvement du tissu sonore qui au gré des passages des auditeurs est en quelque sorte retraduite selon leurs états psychologiques mais aussi, si l'on peut dire, selon leurs états langagiers du moment. Le langage est un vécu et il est vécu. Nous ne pouvons pas véritablement distinguer notre Lebenswelt de notre langage et notre langage des situations dans lesquelles nous existons. Aussi, lorsqu'une distance spatio-temporelle s'établit dans notre relation aux matières sonores, comme dans le film Amoco, et alors même que nous devrions être préparés à une coupure mentale et physique, sommes-nous immanquablement immergés dans une trame sonore de significations possibles. Bien que les sons n'aient apparemment aucun rapport avec le plan fixe d'une station-service, un grand nombre de situations sonores signifiantes surgissent aussitôt, comme s'il fallait nécessairement relier l'optique et le sonore, trouver un sens à ce qui en réalité n'en a pas à l'origine, puisque le montage sonore choisi par Jan Kopp ne dirige pas toujours la lecture audio-visuelle du spectateur. Mais certaines strates sonores conduisent à un niveau de lecture précis, notamment lorsqu'à plusieurs reprises une voix féminine répète : "sit down, stand up, breath-in, breath-out, laugh, applaud...". Nous devenons alors les spectateurs de notre irrépressible volonté de trouver un fil narratif, un discours, une fiction. Vieux truc du cinéma, c'est précisément la diffusion simultanée d'une bande son et d'une image filmique qui crée certaines significations, comme dans la vidéo de Michael Klier, Der Riese (1983) où le simple ajout d'une symphonie de Mahler à de banales images urbaines de vidéo-surveillance crée des effets dramatiques et angoissants.
Dans son utilisation des différentes matières sonores traitées tel un matériau plastique que l'on modèle à sa convenance, Jan Kopp peut aller de la déformation relative du langage à sa parfaite dilution dans une sonorité relevant plutôt du musical, de sons non-humains qui font l'effet d'inserts verbaux dans des images, des objets ou des situations, à des données physiques de certains objets qui peuvent produire aléatoirement de la musique (Musique de cheminées). Les langages inventés ou imités phonétiquement sans que l'on ait connaissance de la langue de départ (Sproungwortz ; Unaussprechlich) sont une autre manière de manipuler plastiquement les diverses modalités du langage et de l'appareil phonatoire. Taming the Alien, où sont imitées les voix de différents protagonistes de la télévision américaine, est sans doute la pièce où la plasticité de la langue, comprise à la fois comme système d'oppositions linguistiques et comme jeu des organes, sens et phonation, abstraction et matérialité, est la plus saisissante. Qui connaît les extraits dans la langue originale ou la voix des personnes choisies (Bill Clinton par exemple) ne peut être qu'admiratif des dons de Jan Kopp à imiter les tessitures, les accentuations et les rythmes. Mais plus la connaissance de la langue est réduite et plus le locuteur tend à reproduire des sonorités finalement plus musicales que linguistiquement signifiantes.
Westlich joue ainsi à divers degrés de la déperdition du sens linguistique, lequel tend plus vers une partition pour voix humaine que vers le doublage du film Old Shatterhand, tiré du roman d'aventures de Karl May (1842-1912), auteur allemand bien plus lu que Goethe, intitulé Winnetou. Quelques premiers degrés : l'auteur ne connaissait rien du wild west et ses récits sont totalement imaginaires. Le premier film est réalisé en 1962 par Harald Reinl, produit par l'Allemagne et tourné en Yougoslavie ; l'acteur qui joue Old Shatterhand n'est autre que Lex Barker (américain), entre autres cinq fois Tarzan à Hollywood ; Winnetou, l'Indien Apache Mescaleros, est joué par un acteur originaire de Brest : Pierre Brice. Cette série de films de "western allemand", ayant pour héros Winnetou et son ami Wasp, inspirera directement le "western spaghetti". Cela ne s'invente pas ! Il suffit de voir les films pour comprendre que nous avons affaire, dans tous les sens du terme, à des traductions de traductions, aussi bien pour ce qui est des images que pour les acteurs ou les textes. Seconds degrés : Jan Kopp demande à des Américains non germanophones d'imiter, uniquement d'après l'écoute, les voix des protagonistes. Cela n'est pas véritablement de l'allemand, ni de l'américain, plutôt des glissements et agglutinations vocales incertaines. Comme pour le film, il s'agit d'un patchwork, mais cette fois de consonances linguistiques plus ou moins reconnaissables par des auditeurs comprenant l'allemand et l'américain, et sans doute complètement incompréhensibles pour ceux qui ne connaissent pas l'une des langues ou les deux. Ce magma voco-visuel s'apparente plutôt à ce que les sémioticiens nomment le "bruit de fond". La perte de significations phonatoires survient de telle sorte dans Westlich que les sons deviennent bruit et que le taux d'imprononçabilité dépasse rapidement le taux d'écoute.
Dans nombre de ses pièces, Jan Kopp détourne des images, des photographies, des sons, mais également des expériences de sens ou de non-sens, donc les corps qui énoncent et par lesquels passe cette expérience vocale à la sémantique approximative, bancale, improbable ou inexistante. Montages, démontages et recompositions sont une manière de prendre à la source les formations en acte des significations aussi bien verbales que visuelles ou purement sonores et de mettre ainsi en valeur plastiquement le moment ou l'état lors duquel tel élément bascule dans le sémantique. Mais Jan Kopp va plus loin que la simple insertion de sonorités dans une suite de montage-démontage, où un simple son guttural ou un claquement de portière de voiture deviennent signifiants, car tout en produisant des effets de sens, ces sonorités restent matière sonore plastique, tendent à revenir en quelque sorte à l'en deçà de la signification. Cette dernière tendance est-elle même réalisable ?
L'aller-retour entre asémanticité et polysémie voco-visuelle apparaît dans Monstres (rép.). Le film montre frontalement des convives deux par deux en train d'accomplir les gestes et les paroles courantes de la plupart des dîners mondains. À cette différence fondamentale que les tempi filmiques sont ralentis, accélérés ou figés (rien n'est diffusé dans le temps pseudo-réaliste des vingt-quatre images par seconde), que les personnages parlent à l'envers et que les actions se déroulent également à l'envers. Le film est donc monté à l'envers, ce qui nous permet de comprendre, avec un peu d'attention, ce que disent les dîneurs. Entre autres et de manière distendue : "Je suis venu vous dire que ceci n'est pas un film de Michael Snow". Clin d'oeil de Jan Kopp à certains passages de Rameau's Nephew by Diderot (thanx to Dennis Young) by Wilma Schoen (1974) de Michael Snow où certaines paroles sont prononcées phonétiquement à l'envers, ou encore rappel de Why do things get in a muddle? (1984) de Gary Hill, vidéo où les personnages disent leur texte à l'envers, le film étant là aussi monté de telle sorte que les énoncés reprennent un ordre intelligible.
Le titre, Monstres (rép.), est étrange au premier abord car les personnages ne font rien d'inconvenant ou d'horrible, et ce ne sont pas quelques gestes idiots qui prêtent à conséquence. Nous n'avons pas non plus affaire à une parodie de la Cène, malgré la présentation interminable de la longue table, ni à quelque citation du film de Dino Risi Les Monstres (I Mostri, 1962), bien que l'on ne puisse complètement exclure de telles références. Avec ses personnages qui soudain suspendent leurs gestes comme dans un jeu de "freezee / defreeze", alors que les autres convives poursuivent le dîner et la conversation, leurs paroles qui se diluent, leur nourriture dégurgitée et/ou ingurgitée, bref leurs difficultés à se comporter et à parler "normalement", le film de Jan Kopp fait plutôt penser à la scène du repas de mariage de Freaks (1932) de Todd Browning. En vue de toucher un important héritage, des gens normaux d'une troupe de cirque imaginent un mariage entre le Lilliputien Hans et la trapéziste Cleopatra, belle blonde "normale" qui cherchera à l'empoisonner. Lors du repas, celle-ci ne veut pas boire à la même coupe qui circule entre les autres convives difformes et, dégoûtée, finira par les traiter de "freaks", de monstres. La morale de l'histoire, amenée finement par Browning, est que ce sont en réalité les êtres dits "normaux" qui sont les véritables monstres. Sans doute, Monstres (rép.) de Jan Kopp est moins grave, mais son aspect drolatique véhicule pourtant une image où l'absurde, le non-sens, l'incohérence des corps et de leur langage, la perte du sens des gestes et des mots donnent un aspect monstrueux à ces beaux et sympathiques convives. Et plus les images insistent, par leurs rythmes, sur la mastication, sur un visage boursouflé, un geste grossier, un regard déplacé, et, surtout, sur des bribes de mots quasiment informes et illogiques, plus nous semblons revenir à l'époque d'avant le langage. La déréliction totale du sens est bien ce qui fait que l'homme devient un monstre. Sans doute. Aber : must we mean what we say?
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— 1.
Cf. Raymond Queneau, Aux confins des ténèbres. Les Fous littéraires (1934), Paris, Gallimard, 2002 ; André Blavier, Les Fous littéraires, Paris, Cendres, 2000.
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— 2.
« État-limite ». Terme usité dans la psychiatrie clinique anglo-saxonne, notamment dans la Self-psychology.
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— 3.
Cf. Gilles Deleuze, Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993.
- — 4.
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— 5.
Le Livre, Paris, Gallimard, 1984 et Progénitures, Paris, Gallimard, 2000.
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— 6.
Valère Novarina, Le Drame de la vie, Paris, P.O.L., 1984 ; Théâtre, Paris, P.O.L., 1989.
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— 7.
Terme d'origine anglaise usité depuis quelque temps en France dans les écoles d'art et qui parfois n'est pas sans parenté avec le sens clinique de la note 2.
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— 8.
G. Bechtel et J.-C. Carrière, Le Livre des bizarres, « Psalmanazar », Paris, Robert Laffont, 1991, pp. 708-709.
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— 9.
Cf. entretien entre Jan Kopp et Xavier Leroy, Art Press spécial, « Médium danse », n? 23, 2002, pp.98-102.
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— 10.
Artistote, De anima, 420 b, cité par Herman Parret, La Voix et son temps, Bruxelles, De Boeck Université, 2002, p. 26.
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— 11.
Parmi les nombreux textes de Wittgenstein relatifs à cette problématique, voir surtout Investigations philosophiques (1945), Paris, Gallimard, « Tel », 1986.
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— 12.
Marshall Mc Luhan, Pour comprendre les médias (1964), Paris, Seuil, 1977.
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— 13.
Parmi tant d'autres : Bakounine, Rudolf Laban, Carl Gustav Jung, Erich Maria Remarque, Hermann Hesse, Paul Klee, Hans et Sophie Täuber Arp, Oskar Schlemmer, Charlotte Bara, Marianne Von Werefkin, El Lissitzky, Alexei Jawlensky, Isadora Duncan, Hugo Ball.
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— 14.
Michel Poizat, Vox populi, vox dei - Voix et pouvoir, Paris, A.-M. Métaillié, 2001.