Vir Andres Hera
Updated — 01/06/2024

Texts

Une composition dans les ruines

Par Ziphozenkosi Dayile
In Le Daftar, Chinampa Éditions, 2023

Le Daftar : langue de la pythie, images oraculaires, corps transtemporels

Par Eva Barois De Caevel, 2022
In Le Daftar, Chinampa Éditions, 2023

Prologue

J’écris ce texte depuis ma peau et c’est important pour Vir,
c’est la première chose que nous nous disons.
Le travail de Vir Andres Hera
est un travail très sophistiqué et très tendre.
Il y a des couches d’images complexes, d’histoires complexes, de sons complexes.
Il y a du dispositif et beaucoup de technique.
Tout ça créé de petites murailles autour de l’émotion pure
qui sinon pourrait vous engloutir comme une grande vague liquoreuse.
Vir parle, Vir travaille : depuis l’entre-langues, l’entre-corps et l’entre-sables.
Vir créé à partir de caresses prodiguées à d’autres âmes ;
à partir de celles qu’iel reçoit.
Il me semble que ce qui l’intéresse profondément,
c’est de contempler des histoires d’émancipation.
Vir tourne sa nouvelle installation.
Ça s’appelle Daftar du nom du livre du mystique arménien Sayat Nova.
Vir créé une situation.
Iel réunit des gens dont iel aime le travail, des gens qu’iel aime regarder et entendre,
dans des lieux stigmates.
Vir veut voir les connaissances de tou.te.s se déployer,
c’est ça le film, pour commencer.
Iels s’appellent Ife Day, Daniel Galicia, Fabienne Guilbert Burgoa et Leonce Konan Noah.
Tout est construit aussi, Vir a des images plein la tête, tout est symbole et miroir
— devant, ou derrière, cette maison coloniale
il y a une demeure victorienne dans la plantation,
les images de Beyoncé et une hacienda de conquistadors.
Iel demande aux performeur.se.s d’en sortir, comme à des acteur.trice.s.
De se placer là, en cariatides.
Et Fabienne retrouve un passé,
alors elle ne veut pas.
Parce qu’elle est déjà sortie de cette maison il y a longtemps.
Iels vont sortir tou.te.s ensemble.
Une fois pour toute.
Vir pleure.
Je me demande, aussi, si ce n’est pas ça le sujet de son travail.
Produire et guetter le trop-plein.
Ce soir-là, c’est toute l’équipe qui se pose des questions.
Que vous ne verrez pas dans le film.
Vous verrez la transe ;
le grain obtenu par les trois caméras qu’a utilisées Vir.
Et vous entendrez des voix,
celle de Belinda Zhawi, qui raconte ce qu’elle voit,
avec la mémoire de ce que lui a raconté Vir, avant qu’elle ne voie.
Pythie perturbante pour corps en transit.

Qu’est-ce qui aliène ?

Vir est celui.elle qui écoute, c’est pour cela que ses images sont pleines de voix.
Vir est celui.elle qui écoute : le temps long de l’émancipation ; dans un monde furieux.

*

Aujourd’hui, je transforme un premier texte en ce prologue. Peut-être est-il un peu opaque : il dit mes sensations à la découverte du film et de l’installation de Vir. Pourtant, garder une trace de ce moment où s’élabore l’intuition de ce dont parle une œuvre, ou de ce dont elle me parle, à moi, est un processus pour lequel j’ai de la tendresse. Je conserve ainsi ces mots. Depuis, avec Vir, nous avons travaillé : les réflexions qui suivent déplient les premiers mots et nourrissent les visions d’autres formes de pensées.

*

C’est quoi la pythie ? L’oracle du temple d’Apollon à Delphes d’abord ; une prophétesse. Dans le Daftar c’est d’abord la voix de la poétesse zimbabwéene Belinda Zhawi — c’est une voix qui nous propose d’écouter les images. Une voix contemporaine. Pourquoi ai-je pensé à une pythie ? Avec Vir, nous déplions. C’est le décor déjà, ces scènes épiques (un épique intime), ces vêtements sans temps (des costumes qui n’en sont pas vraiment et qui composent, simultanément à leur atemporalité, des tenues absolument d’aujourd’hui) ; et les ruines. Peut-être que la pythie se glisse là dans mon imagination, avant même d’entendre la voix de Belinda, mais ensuite il y a la scansion de sa voix, qui marche avec et sur les images. La voix de Belinda essaye de raconter un récit qui lui a été fait. Elle parle au présent. Parfois entrecoupée par la voix encore plus présente de l’un.e d’iels — arrivé à la cabine téléphonique j’appelle… Elle décrit, ou bien elle raconte, ou bien elle pense ? C’est la voix cinématographique du futur. Et en même temps elle découvre les images, la trivialité des objets, la simplicité des actions. Et les images ne fonctionnent pas comme le récit qui lui a été fait. Elles disent moins, ou plus, ou autre chose. Et le jeu de la prophétie se joue là : dans l’écart pour cette voix qui connaît l’histoire (et l’Histoire) mais qui découvre les images — et leur atemporalité, et leur potentialité. Surligné par Vir : Pascal Quignard, Sur l’image qui manque à nos jours1. Un petit livre, un recueil de conférences, écrit à partir de quatre images anciennes, première figuration humaine ou fresques italiennes. Montrer n’est pas la même chose que raconter. Bien sûr. Lui dit que les peintres rêvent d’une réalité qui n’est pas encore ordonnée, qui n’est pas encore linguistique, qui n’a pas encore été narrée ; que les fresques romaines n’illustrent pas un récit qui les aurait précédé : La peinture romaine sort du récit auquel elle renvoie selon une modalité très particulière : en préfigurant la scène qu’elle ne montre pas sur la paroi. C’est le retour de la pythie : derrière l’image il y a l’oracle. Image de Médée avant son passage à l’acte. Avant donc que l’histoire ne commence, l’image montre au conditionnel ce que le récit élude dans sa consécution : l’hésitation, l’irrésolution, la tension retenue des issues possibles qui nous maintient dans l’ignorance du sort, avant que l’irrémédiable et l’irréversible que l’on raconte n’y mette un terme. Dans l’anticipation ou la précipitation, acculé à ce qui va peut-être arriver, le moment d’avant devient l’image qui se refuse à la fatalité d’un récit funeste. Funeste, ne serait-ce que parce qu’il est conté, par-delà le drame, à partir d’une fin consumée. L’image montre et affirme ainsi la ténacité du “pas encore”.2 L’image de Vir, qui est une image qui tourne, une image cyclique (on peut croire qu’elle est sans fin) est une image et une mélodie-voix oraculaire. Nous ne sommes pas dans le temps de l’Histoire, mais bien dans celui de l’irrésolution transtemporelle. Comme je l’écris dans le prologue : personne n’est tout à fait encore sorti de cette maison, et en même temps Fabienne en est déjà sortie depuis longtemps. Singulière possibilité. C’est ce très concret mouvement du corps hors des murs-vestiges d’une maison coloniale — qui n’est pas complètement une métaphore — qui fait de l’image oracle de Vir une réalité compréhensible pour certains corps. [Là Vir m’envoie le texte de Renate Lorenz sur le drag trans-temporel].

« Les peintres montrent les événements comme s’accomplissant, les historiens les racontent et les écrivent comme s’étant accomplis.
L’Histoire, c’est la mort qui crie.
L’image voit ce qui manque
Le mot nomme ce qui fut3. »

Dans Le Daftar, la pythie n’est pas seulement la voix de la poétesse-prophétesse, la pythie c’est l’image même.
Dans Le Daftar les corps ont la plus grande présence, les objets la plus grande actualité ; dans l’image même. Un tissu, un vêtement n’est jamais traditionnel (cette chose qui n’existe pas de toute façon), il n’est pas placé comme cela dans le temps : il est déplacé, il est ailleurs — je répète en transit — il a d’autres potentiels.

*

Une approche féministe et noire de la notion de futur : nous lisons Tina Campt4. Surligné par Vir qui me l’envoie. Le Daftar est-il futuriste ? C’est toujours cette histoire de pythie. Elle écrit : La grammaire du futur féministe noire [black feminist futurity] que je propose ici est une grammaire de la possibilité qui va au-delà d’une simple définition du temps futur comme étant ce qui sera dans le futur. Il va au-delà du futur parfait en conjugaison, qui est le temps de ce qui sera arrivé lorsque sera atteint un certain point de référence dans le futur. Cette grammaire s’efforce d’atteindre ce temps de la possibilité que les grammairien.ne.s appellent le futur réel conditionnel est qui est celui de ce qui aurait dû arriver. La grammaire du futur féministe noire est une représentation d’un futur qui n’est pas encore arrivé mais qui doit arriver. C’est un attachement en une croyance en ce qui devrait être vrai, en ce qui nous pousse à réaliser cette aspiration. C’est le pouvoir d’imaginer au-delà de l’actualité afin d’entrevoir ce qui n’est pas, mais doit être. C’est une politique de préfiguration qui implique de vivre le futur maintenant — comme impératif plutôt que comme subjonctif — comme un effort pour faire advenir l’avenir que vous voulez voir, là tout de suite, au présent. Tina Campt explique ensuite qu’on cherche généralement à vivre ce futur par l’action, par la politique et par les actes de résistance. Mais qu’il est aussi à vivre, et à chercher, et à écouter, ailleurs. Dans des endroits, somme toute, plus discrets. Par exemple dans l’imagerie quotidienne créée par les communautés noires d’hier, d’aujourd’hui et de demain. Son ouvrage traite ainsi d’archives photographiques, et plus spécifiquement de photographies d’identité de la communauté noire : des photographies tranquilles. Le Daftar n’est pas une série de photographies d’identité, et je ne sais pas si ses images sont vraiment tranquilles. Mais il s’agit, à sa manière, de quatre portraits, et oui, il y a quelque chose de paisible et d’apaisé dans ces images, en même temps que de bouillonnant (peut-être parce que, sans cesse ou presque, ça tourne, ça circule ou ça vente). La rotation de la caméra cherche t-elle cette conjugaison juste ? Je crois que oui. Tout le monde dans Le Daftar est post- ou trans-, mais ces notions mêmes semblent inappropriées, comme si, précisément, elles n’étaient pas conjuguées au juste temps. Dans Le Daftar, il n’y a pas que la voix et les images, dans les images il y a l’architecture. Elle impose elle aussi sa conjugaison, ses temps, et vient troubler celui des corps. Par exemple dans la grande arène moderniste, même si les corps cherchent leur amplitude, qu’est-ce qui peut advenir ? L’architecture est une sorte de pythie névrosée, qui se veut toujours en avance sur son temps, tout en étant toujours très en retard. Il y a même son nom là par exemple — architecture moderniste — on sait que c’est pénible pour les corps, et en même temps joyeux parce que si bêtement présomptueux dès qu’on commence à réussir à en faire quelque chose, malgré tout.

*

Vir m’avait aussi envoyé quelques lignes à propos du drag transtemporel de Renate Lorenz. Je restitue ses lectures, nous avançons comme cela ensemble, et je nourris ma vision — entrevue dans le tourbillon — de la pythie du Daftar. Le drag transtemporel fait exister (ou parce qu’il existe, elle existe) une politique queer qui doit tendre vers une chronopolitique du drag qui peut dépasser les limites du temps, proposer une alternative aux cycles temporels de l’État et du marché pour s’opposer aux concepts de progression et de régression. La chronopolitique est un concept qui désigne, au plus simple, les diverses façons dont sont articulés passé, présent et avenir au niveau politique, entre tradition, gestion de crise et téléologie, mais un autre usage du terme, plus critique, fait du temps une relation de pouvoir politique, par exemple chez Hartmut Rosa5: « Le fait de savoir qui définit le rythme, la durée, le tempo, l’ordre de succession et la synchronisation des événements et des activités est l’arène où se jouent les conflits d’intérêts et la lutte pour le pouvoir. La chronopolitique est donc une composante centrale de toute forme de souveraineté ». Chez Lorenz, le drag transtemporel est une alternative à la soumission à des concepts historiques et biographiques du temps6. Il transforme les corps en un instrument historiographique. Dans Salomania (2009), la danse et la performance permettent au drag Salomé, transtemporel, non seulement de dénoncer le colonialisme, mais aussi d’être considéré comme un devenir Salomé, une action où la figure de Salomé est prise dans une utilisation sociale en vue de produire des connexions avec un ensemble d’actions, de mouvements, de costumes et de contextes. Comme l’énonce Lorenz, le drag transtemporel pourrait être considéré comme une méthode permettant de remonter l’évènement, de s’installer en lui comme dans un devenir. Il favoriserait une rencontre entre des corps contemporains et le corps historique, pour ré-ouvrir le futur. Cette dernière phrase s’applique bien aux corps du Daftar ; qui sont chargés de connexions. Pythie perturbante pour corps en transit. Je ne croyais pas si bien dire. Mais en fait, dans Le Daftar, plus que la voix, ce sont les corps eux-mêmes qui sont soudain devenus des oracles.

  • — 1.

    Pascal Quignard, Sur l’image qui manque à nos jours, Paris, Arléa, 2014.

  • — 2.

    Damien Guggenheim, « Bibliothèque idéale : Pascal Quignard, Sur l’image qui manque à nos jours » archive-magazine.jeudepaume.org/2014/07/sur-limage-qui-manque-a-nos-jours-de-pascal-quignard/index.html, consulté le 20 novembre 2022.

  • — 3.

    Pascal Quignard, op.cit.

  • — 4.

    Tina M. Campt, Listening To Images, Durham, Duke University Press, 2017. Notre traduction.

  • — 5.

    Hartmut Rosa, Accélération, une critique sociale du temps, Didier Renaud (trad.), Paris, La Découverte, 2010.

  • — 6.

    Renate Lorenz, Art Queer, Une théorie Freak, Marie-Mathilde Bortolotti (trad.), Paris, B42, 2018.

Saisir la peau du monde

Par Chantal Pontbriand, 2020

Novel, Elegance, science, violence !

By Yannick Haenel
About "Le Romanz de Manuel", a film from Vir Andrés Hera, 2018

Vir Andres hera, Artiste de la Casa de Velázquez — Académie de France à Madrid

Par Amina Damerdji, 2016